L’eau des anges
Je suis née à Grasse, le 30 avril 1353. Ma mère m'a mise au monde dans sa chambre, à l'étage, juste au-dessus de l'arrière-boutique d'apothicaire de mon père, dans laquelle elle l'aidait à préparer ses pommades et ses onguents. C'est peut-être pour cela que j'attache tellement d'importance aux odeurs.
Il paraît que le jour de ma naissance, il faisait beau. Mes parents y virent un présage de bonheur, et Dieu sait qu'ils avaient besoin d'espoir, en ces années-là. Ma mère était en ville quand elle ressentit les premières douleurs. Elle rentra tant bien que mal à la maison, soutenue par une voisine, et appela mon père qui travaillait à son officine :
- Guillaume, c'est l'enfant, il vient...
De l'avis de tous, mon père, Guillaume Augier, était un homme calme, mais à ces mots il se leva d'un bond, renversant ses précieuses poudres et ses potions. En quelques secondes, toute la maisonnée fut en émoi. Géraud, le jeune apprenti, courut chercher la sage-femme. Fanette, la cuisinière, sortit de l'office, une cuillère à la main, en balbutiant des phrases incohérentes :
- Sainte Vierge, si je m'y attendais ! Déjà, déjà... et mon repas qui n'est pas prêt ! Montez, Madame, prenez mon bras, faites bien attention à la marche.
Mais ma mère riait :
- Je connais mon escalier, ma bonne, et tout va bien... La ventrière arriva quelques minutes plus tard et donna ses ordres : Fanette et notre petite servante Jeanne devaient aller chercher du linge et faire bouillir de l'eau. Quant à mon père Guillaume, tout apothicaire qu'il fût, sa place n'était point dans une chambre d'accouchement : c'était là le domaine des femmes. Il dut patienter en bas, dans sa boutique.
Deux heures plus tard, Cécile mit au monde une belle petite fille. La ventrière fit sa toilette, la frotta de sel et de miel, l'emmaillota et la confia à son père :
- Elle est magnifique, murmura Guillaume.
Il s'approcha du lit où reposait sa femme, et lui tendit l'enfant. Le bébé entrouvrit les yeux et poussa un cri. Cécile le prit dans ses bras et lui caressa le front :
- Que tu es jolie ! Et toute douce. Ma douce... L'apothicaire regarda sa femme. Ses longues tresses châtains sortaient de sa coiffe et lui glissaient sur l'épaule. Le bébé était lové au creux de son bras. Comme elle semblait jeune, ainsi, et fragile. Guillaume sentit la peur lui nouer la gorge ; ce sentiment ne le quittait plus depuis qu'il avait connu la peste, depuis qu'il avait vu mourir les siens... Que Dieu protège sa Cécile, son fils Colin et cette toute petite fille.
Ma mère interrogea son époux :
- J'aimerais l'appeler Douceline. Aimez-vous ce prénom, Guillaume ?
- C'est un très beau prénom, ma mie, et sainte Douceline veillera sur notre enfant. Reposez-vous maintenant !
C'est ainsi que je fis mon entrée en la bonne ville de Grasse, dans la maison de Guillaume l'apothicaire, au milieu des parfums de cannelle et de girofle.
Il paraît que le jour de ma naissance, il faisait beau. Mes parents y virent un présage de bonheur, et Dieu sait qu'ils avaient besoin d'espoir, en ces années-là. Ma mère était en ville quand elle ressentit les premières douleurs. Elle rentra tant bien que mal à la maison, soutenue par une voisine, et appela mon père qui travaillait à son officine :
- Guillaume, c'est l'enfant, il vient...
De l'avis de tous, mon père, Guillaume Augier, était un homme calme, mais à ces mots il se leva d'un bond, renversant ses précieuses poudres et ses potions. En quelques secondes, toute la maisonnée fut en émoi. Géraud, le jeune apprenti, courut chercher la sage-femme. Fanette, la cuisinière, sortit de l'office, une cuillère à la main, en balbutiant des phrases incohérentes :
- Sainte Vierge, si je m'y attendais ! Déjà, déjà... et mon repas qui n'est pas prêt ! Montez, Madame, prenez mon bras, faites bien attention à la marche.
Mais ma mère riait :
- Je connais mon escalier, ma bonne, et tout va bien... La ventrière arriva quelques minutes plus tard et donna ses ordres : Fanette et notre petite servante Jeanne devaient aller chercher du linge et faire bouillir de l'eau. Quant à mon père Guillaume, tout apothicaire qu'il fût, sa place n'était point dans une chambre d'accouchement : c'était là le domaine des femmes. Il dut patienter en bas, dans sa boutique.
Deux heures plus tard, Cécile mit au monde une belle petite fille. La ventrière fit sa toilette, la frotta de sel et de miel, l'emmaillota et la confia à son père :
- Elle est magnifique, murmura Guillaume.
Il s'approcha du lit où reposait sa femme, et lui tendit l'enfant. Le bébé entrouvrit les yeux et poussa un cri. Cécile le prit dans ses bras et lui caressa le front :
- Que tu es jolie ! Et toute douce. Ma douce... L'apothicaire regarda sa femme. Ses longues tresses châtains sortaient de sa coiffe et lui glissaient sur l'épaule. Le bébé était lové au creux de son bras. Comme elle semblait jeune, ainsi, et fragile. Guillaume sentit la peur lui nouer la gorge ; ce sentiment ne le quittait plus depuis qu'il avait connu la peste, depuis qu'il avait vu mourir les siens... Que Dieu protège sa Cécile, son fils Colin et cette toute petite fille.
Ma mère interrogea son époux :
- J'aimerais l'appeler Douceline. Aimez-vous ce prénom, Guillaume ?
- C'est un très beau prénom, ma mie, et sainte Douceline veillera sur notre enfant. Reposez-vous maintenant !
C'est ainsi que je fis mon entrée en la bonne ville de Grasse, dans la maison de Guillaume l'apothicaire, au milieu des parfums de cannelle et de girofle.
Brousse